Elvis, mort pour de bon30 ANS DE LA MORT DU KINGTout le monde le sait : Elvis a lancé le rock'n'roll, créé presque à lui seul une culture "jeune" et popularisé la musique noire. Son influence actuelle est plus difficile à mesurer. Quelle place occupe le King dans le paysage culturel des années 2000 ? Les restes du King en 2007.
Elvis Presley (n. m.) - SYN. King : Chanteur, sex-symbol, pionnier du rock, acteur de misère, ringard, dieu vivant puis mort, 'Love Me Tender', chiffre d'affaire, rêve américain, business, etc.
Le King, c'est un peu tout ça à la fois. Il est fort, ce King…
Une figure éternelle, un artiste oubliéLa culture populaire a accouché de nombreuses icônes : Marilyn Monroe, James Dean, John Lennon, Kurt Cobain... Mais aucune ne peut être comparée à Elvis Presley. Le King jouit d'un statut divin : en l'an 2000, plusieurs sondages l'ont placé parmi les dix personnalités les plus marquantes du XXe siècle aux côtés de Hitler, Einstein ou JFK. Un quart des Américains le croit encore vivant (pourtant, promis, il est bien mort). Et chaque année, au mois d'août, le monde entier lui rend un hommage quasi-religieux. Comme Jésus, Elvis a ses fidèles qui, pour commémorer sa mort, imitent son apparence. Et lorsque Patrick Mahé, grand spécialiste du sujet, lui consacre un livre, il y met en scène une amourette imaginaire entre le roi du rock et Brigitte Bardot.
Une oeuvre biographique n'aurait aucun intérêt : Elvis appartient au domaine du sacré et du fantasme, il lui faut des évangiles. A fortiori, sa valeur commerciale n'a pas d'équivalent. Ce n'est pas un hasard si, en l'an 2000, il s'est lancé dans une tournée mondiale… sur écran géant ! Il faut y voir le prolongement du processus de désincarnation à laquelle toute marque et toute figure mythologique sont soumises. Cette omnipotence du King, Johnny Rotten, le leader des Sex Pistols, la résumait ainsi à l'annonce de son décès :
"Son ventre était tellement gros qu'il faisait de l'ombre au reste de la musique."Ce statut particulier a nui à l'oeuvre d'Elvis. Parle-t-on encore de musique lorsqu'on parle du King ? Ses derniers shows à Las Vegas n'avaient plus pour vocation que d'exhiber le monstre, d'entretenir la légende autour du nom, du logo "Elvis Presley". On ne se rendait pas à ses concerts dans l'espoir d'assister à une performance artistique, on allait le voir lui : LE King, un point c'est tout. L'image d'Elvis draine un tel business et tellement de symboles (le rock'n'roll, la jeunesse, la beauté…) que son art est devenu secondaire. Le King n'existe plus à travers ses chansons : ce sont elles qui font désormais partie de ses produits dérivés, aux côtés des fausses bananes en carton ou des figurines en mousse qu'on accroche à son rétroviseur. D'ailleurs, à part celles des Pet Shop Boys, des Fine Young Cannibals, d'UB40 ou des Cowboy Junkies, sans oublier le récent remix de JXL, les reprises d'Elvis sont rares. Son répertoire semble tombé en désuétude.
Ne restent que la figure de “roi du rock” et l'aura mythique qu'on lui attribue sans même connaître son oeuvre ou sans la soumettre au moindre jugement critique (le meilleur moyen de lui faire perdre toute valeur). Bref, la légende Presley a étouffé l'artiste.
Le culte des anciensParce qu'en dépit de la concurrence de Buddy Holly (trop moche), Chuck Berry (trop noir) ou Eddie Cochran (trop mort), il est celui qui a donné un visage au rock'n'roll, Elvis Presley reste le père de la révolution post-World War II. Révolution culturelle avec l'invention du rock'n'roll, qui allait bouleverser le paysage musical populaire. Révolution morale avec l'émancipation d'une jeunesse assumant son appétit sexuel après avoir vu le King gigoter langoureusement sur les plateaux télé. En gros, tout était nul avant et tout fut mieux par la suite. Bref, Elvis représente un héritage commun, un âge d'or (un âge d'or étant, rappelons-le, une période pas trop ennuyeuse idéalisée par ceux qui ne l'ont pas vécue). Conséquence, sa musique se retrouve prisonnière d'une époque et de son prestige passés. Si le King est l'artiste qui a vendu le plus de disques après sa mort (mais si, il est mort…), il ne s'agit forcément que de Best of réunissant la vingtaine de titres que le grand public identifie : la compil' des 25 ans avait cartonné, celle des trente ans vient de paraître. Voilà tout ce qu'il reste de son oeuvre : des standards éternels, congelés, muséifiés.
On les écoute comme on va voir 'La Joconde' au Louvre : parce que ce sont des passages obligés, les classiques immuables d'une culture institutionnelle figée dans sa légende.Du coup, l'héritage du King sur la culture se traduit surtout par la dictature de la nostalgie qu'elle exerce : Elvis est celui qui, en premier, a servi de cobaye à une industrie du souvenir qui momifie ses icônes, capitalise sur son patrimoine et paralyse la création. Une industrie prête à ressusciter les morts pour exploiter l'affection de fans. Se rendre à un concert des Doors en 2007, alors que Jim Morrison est mort, répond au même mécanisme : quel plaisir peut-on y trouver sinon celui d'avoir le logo "Doors" apposé à son billet ? A quoi sert un show des Rolling Stones dans un stade de 100.000 places, avec un Keith Richards tenant à peine debout, sinon à réveiller la nostalgie des pères de famille ?
Depuis Elvis, les mythes sont maintenus en vie artificiellement et imposés au public comme les ambassadeurs d'un passé universel : qui ose briser la complaisance dont bénéficient les Stones, pourtant devenus leur propre caricature ? La culture occidentale est soumise à ces noms légendaires : au même titre que les joueurs de Saint-Étienne devront éternellement subir les comparaisons avec "la grande équipe de 76", on parle toujours de "nouveaux Beatles" pour présenter un jeune groupe qui marche. Elvis est l'exemple absolu de ce fétichisme du passé, les commémorations du 16 août son illustration la plus glauque.
Elvis, roi des ringardsCertes, Elvis fait référence au passé. Mais c'est aussi le cas des Beatles : ils incarnent l'âge d'or de la pop, les 60's, le mouvement hippie… Pourtant, les Fab Four restent actuels : leurs chansons passent régulièrement sur les radios rock alors que seule Nostalgie programme celles du King. De même, alors qu'il est toujours de bon goût pour un groupe débutant d'arborer un t-shirt des Doors ou du Velvet Underground, seules quelques formations revival comme le Brian Setzer Orchestra revendiquent l'influence de Presley. Pour beaucoup, Elvis est le Johnny américain : un souverain absolu mais déclinant, une idole des vieux pro-Bush. Dans 'Fight The Power' (1988), Public Enemy va encore plus loin :
"Ce suceur n'est qu'un raciste pur et simple. Qu'ils aillent se faire foutre, lui et John Wayne !" Pourquoi tant de railleries ? On l'a dit, l'oeuvre "presleyienne" a été éclipsée par la figure du King. Jamais réactualisée, donc forcément puriste, elle ne survit qu'à travers ceux qui l'ont appréciée "en direct", c'est-à-dire des mecs de 70 ans qui, comme Dick Rivers, portent la banane et se croient encore dans l'Amérique des 50's.
Né dans une famille pauvre et pieuse du Mississippi, passé par la case Hollywood, enfermé à Las Vegas durant les dernières années de sa vie pour finalement mourir "à l'américaine" (obèse), Elvis personnifiait cette Amérique de fantasmes. Depuis que les cow-boys ne font plus rêver, il passe pour un
redneck.
Le King paie aussi le fait d'être arrivé le premier. Même à l'apogée de sa carrière, autour de 1957, le rock ne dictait pas encore la norme culturelle : ses détracteurs n'y voyaient qu'une mode passagère. Le grand public situe d'ailleurs les vrais débuts du rock aux 60's, lorsqu'il dépasse le cadre de la musique pour devenir une culture à part entière.
Mondialement identifiées, au point que tout le monde a l'impression de les avoir vécues, ces années 1960 ont repoussé Elvis et les pionniers dans la préhistoire du rock. Le décalage est d'autant plus grand que cette décennie, à travers les expérimentations musicales, l'engagement politique et la libération sexuelle qui l'ont accompagnée, a ringardisé le King de son vivant. Mais à vrai dire, Elvis n'avait pas attendu l'arrivée des Beatles et des Stones pour passer du côté de l'institution : en 1958, il part en Allemagne faire son service militaire. Dans les 60's, il tourne quantité de navets. En pleine guerre du Vietnam, il rencontre Richard Nixon à la Maison Blanche. A la fin de sa vie, empaillé dans ses costumes d'ancien monarque, réduit à interpréter des ballades sirupeuses, il est une attraction familiale pour touristes aisés. Voilà le drame d'Elvis : être mort au creux de la vague, trop tard pour être resté beau et rebelle, trop tôt pour avoir retrouvé une crédibilité. Pile entre James Dean et Marlon Brando.
Eteignez les cierges, allumez la radio !Si les fans ne se comportaient pas comme des fidèles, si ceux d'Elvis en particulier ne se livraient pas à leur rituelle descente au flambeau du 16 août au pied d'un portrait géant de leur idole installé devant “Graisseland”, si les journaux télé ne présentaient pas ce genre de manifestations sous un angle positif et bon enfant, si l'industrie du disque ne publiait pas chaque année une nouvelle 'Ultimate Collection' du King, ce qui revient à marchander les derniers recoins exploitables de son cadavre,
alors on pourrait de nouveau aimer les chansons d'Elvis pour ce qu'elles sont : 'Hound Dog' n'a pas d'équivalent en terme de sauvagerie, sinon le 'Tutti Frutti' de Little Richard. La voix du chanteur, comme fatiguée par les épreuves traversées, est plus émouvante que jamais sur 'Suspicious Minds'. Par contre, 'Peace In The Valley' est une horreur sans nom… Chacun aura ses préférences dans le répertoire du King. Le mois d'août fini, on pourra enfin s'y replonger. Jusqu'à preuve du contraire, il n'existe pas meilleur moyen de faire revivre Elvis Presley…
Julien Demets pour Evene.fr - Août 2007