CHUCK BERRY, CHANSON 'JOHNNY B. GOODE', 1958

La fureur de vivre


CHUCK BERRY, CHANSON 'JOHNNY B. GOODE', 1958




1958. La bonne société américaine s'indigne, les adolescents s'enflamment, les débuts du rock'n'roll chavirent les coeurs... Quand il joue nerveusement 'Johnny B. Goode', Chuck Berry participe à l'écriture des premières pages de l'histoire du rock : sentiment d'urgence, passion, marginalité, dérision.




Fraîche, insolente et fédératrice, la chanson légendaire de Chuck Berry reflète l'insouciance déjantée du rock quand tout était encore à faire, quand les Beatles se formaient à peine. Cinquante ans après 'Johnny B. Goode', on ne peut nier l'impact considérable de son auteur sur plusieurs générations de musiciens écorchés vifs, de la genèse exemplaire d'un tube intemporel aux remous médiatisés de sa vie privée, du scandale au mythe.


Au commencement...



C'est en suivant ses parents, membres de la chorale d'une église de quartier de St Louis dans le Missouri, que Charles Edward Anderson Berry, alias Chuck Berry, découvre la musique, son pouvoir de communion et d'épanouissement personnel. Adolescent, il apprend la basse puis se consacre à la guitare (1) dans un club de son lycée en pleine Seconde Guerre mondiale. A vingt ans, après avoir travaillé pour General Motors, il décide de tout plaquer, de prendre son envol et de faire le maximum pour percer dans le milieu musical. Issu d'une famille modeste aux vigoureuses convictions religieuses, Chuck Berry doit forcer sa chance pour embrasser la reconnaissance en tant qu'artiste. Il écoute essentiellement du rythm'n'blues et de la country mais ressent rapidement le besoin d'élaborer son propre style en composant très régulièrement des morceaux qui sont des ébauches de ses plus grands succès. Grâce au soutien de Muddy Waters, le jeune guitariste rejoint en 1955 le fameux label blues Chess Records, chez qu'il enregistre ses hits 'Maybellene', 'Roll Over Bethoveen', 'School Days' et 'Rock'n'Roll Music'. Johnnie Johnson au piano, Willie Dixon à la basse et Fred Below aux percussions l'accompagnent alors systématiquement sur les prises de son. Même s'il s'entoure déjà de pointures et jouit d'une certaine popularité sur les ondes, c'est en 1958 que Chuck Berry se surpasse avec 'Johnny B. Goode', imposant définitivement sa patte et les fondements d'un idéal rock'n'roll.


Une leçon de rock'n'roll



"Il jouait de la guitare comme on sonne une cloche", chante Chuck Berry, ce que l'on perçoit souvent comme une anecdote autobiographique. Comme Johnny B. Goode, le chanteur est un garçon de la campagne incroyablement doué pour la musique, faisant des merveilles avec un rien. Le rock change l'existence la plus anodine en destinée extraordinaire, comme dans une comptine ou un conte de fées moderne où les princesses deviennent des pom-pom girls et les calèches des voitures de course ou des Harley Davidson. 'Johnny B. Goode' marque par sa simplicité, son énergie et sa sincérité. Chuck Berry comprend que le rock est une affaire d'efficacité et d'émotions immédiates. Il va à l'essentiel tout en faisant preuve d'une impressionnante maîtrise technique. La guitare fait des bonds rythmiques entre deux solos étirés. L'introduction de 'Johnny B. Goode' fait hurler les jeunes filles, donnant le ton à tout un pan du rock des décennies qui ont suivi, de la pop anglaise lumineuse des Beatles à la surf music californienne des Beach Boys. Chuck Berry crée le dialogue avec son public avec une mélodie efficace qui invite à la danse et un texte évocateur empli de candeur et de fougue tel un véritable hymne connu de tous : "Go go Johnny go, Go go Johnny go, Go go Johnny go, Go go Johnny go, Johnny B. Goode" scande le refrain. La recette rock de Chuck Berry s'accompagne également d'un goût prononcé pour l'intempérance et les déboires avec la justice.


Le rock'n'roll en pratique



Idole des jeunes, Chuck Berry fascine autant parce qu'il choque. Ses comportements déviants l'érigent contre l'Amérique bien-pensante. Il incarne une vision paroxystique de la rébellion adolescente, de l'insurrection fiévreuse du lycéen contre ses parents. Le géniteur de 'Johnny B. Goode', qui a déjà passé trois ans en maison de redressement pour tentative de cambriolage avant de se lancer dans la musique, est mêlé à de sinistres histoires de prostitution, de voyeurisme, de drogue et de fraude. En 1959, il entame une peine de cinq ans de prison pour avoir fait travailler une mineure dans sa boîte de nuit le Berry's Club Bandstand. Dès qu'il est relâché, Chuck Berry est à nouveau poursuivi pour voyeurisme dans les années 1980 et 1990.




Malgré son apparent manque de moralité, la popularité du musicien reste intacte et son influence n'est jamais reniée. Bien au contraire. Ses plus grands admirateurs et "élèves" qui reprennent en concert 'Johnny B. Goode', d'Elvis Presley à Jimi Hendrix en passant par les Rolling Stones, ne lésinent pas sur l'héritage politiquement incorrect de Berry. Les excès en tous genres constituent en grande partie l'idéologie du rock. L'alcool, les paradis artificiels, les femmes et l'argent à outrance attirent sur les célébrités toute l'attention de la presse et des fans qui s'offusquent comme ils s'enthousiasment. Un personnage comme Chuck Berry affole et échauffe les esprits les plus incorruptibles. Le rock métamorphose le petit voyou en icône universelle. Un exemple mondial de mauvaise conduite, une tradition du "vilain garçon" qui ne cesse de se perpétuer, de Johnny Cash à Pete Doherty, à la ville comme à la scène. Mais Chuck Berry a un autre atout : un jeu de jambes à faire se pâmer les admiratrices…


Le culte de "Crazy Legs"



Chuck Berry se concocte un jeu scénique bien à lui qui lui vaut le surnom de "Crazy Legs". Genoux pliés et le dos voûté, le guitariste saute en plein solo sur un pied tout en balançant l'autre d'avant en arrière. La mémorable "Duck Walk" (marche du canard) allie le burlesque de l'autodérision et le sens du spectacle de Chuck Berry. Le show rock doit être total pour épater un public qui en demande toujours plus. Angus Young, le guitariste d'AC/DC s'approprie dans les années 1970 cette danse comme pour suivre à la lettre un rite ancestral et relayer Berry dans la théâtralisation de la performance live. Le rock sort des studios pour exister pleinement sur scène.




Depuis sa première diffusion radio, 'Johnny B. Goode' connaît de multiples ré-interprétations : les Beatles, les Rolling Stones, Jimi Hendrix, Jerry Lee Lewis, Led Zeppelin, Motörhead, les Sex Pistols et plusieurs dizaines d'autres grands noms du rock incluent le tube dans leur répertoire. Le cinéma également n'omet pas d'user la chanson comme un emblème de la jeunesse éternelle dans des films comme 'American Graffiti', 'Le Péril Jeune' et même 'Retour vers le futur', où l'on voit s'égosiller Michael J. Fox. En 1986, pour les 60 ans de Berry, Taylor Hackford filme un concert hommage donné par Keith Richards et Eric Clapton, 'Hail! Hail! Rock'n'roll' (2). La même année, Berry entre au Rock'n'Roll Hall of Fame de Cleveland. Grimpant au sommet des hits-parades, 'Johnny B. Goode' figure même sur le disque 'Voyager Golden Record' embarqué à bord de l'une des sondes spatiales Voyager lancées en 1977. Les riffs endiablés de Chuck Berry sont envoyés dans l'espace parmi une sélection de sons et d'images, pour dresser un portrait de la variété de la vie sur Terre. Plus qu'une anthologie, la compilation 'Voyager' fait office de programme pédagogique destiné à d'éventuels êtres extraterrestres, faisant de Berry l'un des porte-parole de notre planète !


Le rock et sa mythologie se construisent avec l'audace d'artistes qui n'ont pas encore conscience de changer leur époque à jamais. Ils insufflent à la musique moderne le tempérament exalté qui lui manque. Une rage de vivre que Chuck Berry lui-même ne finit pas de rassasier un mercredi par mois, sa Gibson en main, sur la scène du Blueberry Hill à St Louis à plus de 80 ans.


(1) Il ne quittera plus la marque Gibson, et surtout le modèle ES-335, très apprécié également par d'autres stars de la musique : Alvin Lee, Eric Clapton, BB King...
(2) Titre tiré du refrain de la chanson 'School Days'.



Astrid Karoual pour Evene.fr - Septembre 2008